Alain Aspect, prix Nobel de Physique 2022
Si le comité Nobel réserve parfois des surprises, le prix attribué cette année en physique à Alain Aspect n’en est pas vraiment une : le nom du physicien français a longtemps été dans la short list des pronostiqueurs. Depuis les années 2000, Alain Aspect collectionne en effet les prix prestigieux, dont la médaille d’or du CNRS attribuée en 2005. Tous ces prix récompensent les expériences qui portent à présent son nom, réalisées au tournant des années 1980 avec ses collaborateurs Philippe Grangier, Gérard Roger et Jean Dalibard (médaille d’or du CNRS en 2021).
Prix Nobel de Physique 2022
Intrication quantique
Les expériences d’Aspect s’inscrivent dans une histoire, celle de la physique quantique. Au début du XXe siècle, la physique fait en effet sa révolution avec le concept de photon, particule de lumière portant une énergie, mais étonnamment sans masse, ou la compréhension de la structure électronique de la matière. Finie la physique déterministe à la Newton, les niveaux énergétiques sont « quantifiés », c’est-à-dire qu’ils varient par sauts discrets, et les positions et trajectoires ne sont plus prédictibles, mais doivent être exprimés en termes de probabilités. Les théoriciens s’emparent de cette nouvelle physique et parviennent à un formalisme très puissant, dont certains résultats dépassent l’intuition et sont à l’époque non vérifiables expérimentalement. C’est le cas de « l’intrication quantique », théorisée par Erwin Schrödinger en 1935. Deux systèmes quantiques différents, mais générés par une même source, ne peuvent être indépendants. La mécanique quantique stipule que des mesures effectuées sur les deux systèmes vont être corrélées indépendamment de la distance les séparant.
Quand Einstein doute : une expérience de pensée et un paradoxe
Albert Einstein, l’un des pères de la physique quantique, accepte le formalisme probabiliste comme un outil permettant la description d’un comportement statistique. En revanche, il pense que cette approche probabiliste est inopérante à un niveau plus fondamental. Il n’adhère pas non plus à la notion d’intrication quantique. Il imagine une expérience de pensée présentée dans un article publié également en 1935 et connu sous le nom de E.P.R. pour ses initiales des auteurs : Einstein, Podolsky et Rosen. La corrélation des mesures à distance sur deux systèmes quantiques intriqués suppose qu’il y ait une influence entre les deux mesures pouvant se propager à une vitesse supérieure à celle de la lumière : impossible pour Einstein. Il en conclut que la physique quantique est incomplète ce qui va cette fois à l’encontre de « l’école de Copenhague », dont Niels Bohr est le plus célèbre représentant. Il y a donc pour les physiciens de l’époque un paradoxe qui restera de longues années sans solution totalement convaincante. En outre, les nombreux succès apportés par la physique quantique sont tels que ce débat d’interprétation entre Einstein et Bohr va vite passer au second plan.
Les inégalités de Bell
En 1964, le physicien Irlandais John Stewart Bell reformule complètement le paradoxe E.P.R. Tout d’abord, il considère des mesures plus directement réalisables dans un laboratoire. Il parvient ensuite à formaliser le paradoxe sous la forme d’inégalités mathématiques. Si ces dernières étaient vérifiées, la conclusion irait plus loin que celle d’Einstein : la physique quantique ne serait pas incomplète, mais tout simplement fausse ! Les inégalités de Bell relancent de manière spectaculaire le débat, mais les moyens techniques de l’époque sont toujours insuffisants.
Des expériences pour trancher le débat
En 1972, c’est l’Américain John F. Clauser, corécipiendaire du prix Nobel, qui le premier transforme l’expérience de pensée d’Einstein en expérience de physique. Le résultat, qui démontre la violation des inégalités de Bell, va à l’encontre de l’intuition du génial physicien. En questionnant la validité de la physique quantique, Einstein aura, même dans son erreur, réussi stimulant plusieurs générations de scientifiques.
Cependant, ces premières expériences souffrent d’un défaut fondamental : la corrélation observée entre les mesures sur deux états quantiques intriqués pourrait être due à une influence liée au montage et se propageant « classiquement » à une vitesse inférieure à celle de la lumière.
Alain Aspect et photons intriqués
Le mérite d’Alain Aspect est d’avoir réussi à proposer des expériences exemptes de ce reproche. Il choisit de générer des photons intriqués et de mesurer leur propriété de polarisation. Pour éviter tout soupçon de communication entre les deux mesures, les polariseurs sont orientés au dernier moment, c’est-à-dire quand les photons intriqués sont déjà loin de la source émettrice.
Il serait trop long de détailler les prouesses expérimentales menées par Alain Aspect et son équipe jusqu’en 1982, mais celles-ci vont définitivement convaincre la communauté scientifique de la violation des inégalités de Bell, et donc de la réalité physique de l’intrication quantique.
Quand le fondamental devient applicatif
Le troisième récipiendaire du prix Nobel, l’Autrichien Anton Zeilinger, perfectionna l’expérience. Il est aussi l’un des premiers à réaliser une téléportation quantique en 1997. Attention, il ne s’agit pas de transférer de la matière d’un endroit à un autre, mais d’utiliser l’intrication quantique pour transférer un état quantique d’un système vers un autre. Le record de téléportation quantique du sol depuis un satellite spatial a été atteint en 2017 par une équipe chinoise sur 1500 km !
Si les travaux sur l’intrication quantique n’ont au départ été motivés par aucune application pratique, il est saisissant de voir l’engouement actuel pour la conception d’ordinateurs quantiques exploitant les états intriqués et dont les performances s’annoncent largement supérieures aux ordinateurs classiques.
L’excellence française en optique
Les expériences d’Alain Aspect ont été menées à l’Institut d’optique. Après sa thèse, il rejoint le laboratoire Kastler Brossel qui a fourni une lignée remarquable de prix Nobel de Physique : Alfred Kastler en 1966, Claude Cohen-Tannoudji en 1997 et Serge Haroche en 2012. On peut voir dans cette continuité une préférence du comité Nobel pour certaines disciplines au détriment d’autres. Mais ces prix Nobel de Physique, si l’on ajoute celui obtenu par Gérard Mourou en 2018 pour le développement du laser de très forte puissance, confirment aussi l’excellence française dans le domaine de l’optique fondamentale.
Originaire d’Agen, Alain Aspect ne manque jamais de souligner l’importance de M. Hirsch, son professeur de physique de terminale dans sa vocation de chercheur. Dans sa ville natale, il a également plaidé pour mettre en avant les travaux de l’Agenais Louis Ducos du Huron, inventeur du premier processus de photographie couleur en 1868, bien avant la commercialisation des autochromes par les frères Lumière. Même sans intrication quantique, il s’agissait déjà d’une histoire de photons.
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Photo en tête de l’article : Prix Nobel de Physique 2022 © Johan Jarnestad – The Royal Swedish Academy of Sciences