L’Anglepoise, la Jieldé, et les luminaires à bras articulés
Il s’appelle Luxo Jr. Ce luminaire à bras articulés apparaît bondissant tel un kangourou. Il saute au sommet d’un I majuscule, l’enfonce au sol pour le remplacer. Signature visuelle des studios Pixar, cette scène est présentée en début et en fin de leurs films d’animation.
Luminaire à bras articulés, la mascotte de Pixar
Luxo Jr. naît en 1986, 9 ans avant la sortie de Toy story, premier long métrage Pixar. Pour la promotion des studios, John Lasseter crée un film d’animation de 2 minutes avec ce personnage et le présente lors de la conférence annuelle SIGGRAPH, incontournable pour tous les professionnels de l’informatique graphique.
Objet ordinaire présent sur la table de bureau de John Lasseter, le luminaire à bras articulés n’a pas été choisi de manière fortuite. D’une part, des mouvements facilement interprétables peuvent lui être attribués. D’autre part, comme source lumineuse, il permet d’illustrer les prouesses du calcul des ombres par le logiciel de rendu, une première à l’époque.
L’Anglepoise, une histoire de ressorts
Avant d’être virtuelle, la lampe à bras articulés par des ressorts a été inventée par George Carwardine en 1932. Ingénieur automobile britannique, il conçoit un nouveau type de ressorts et leur trouve un débouché applicatif autre que les suspensions de voitures : la lampe de bureau Anglepoise est née. Son nom est un néologisme construit à partir du terme anglais equipoise, signifiant un état d’équilibre. Il est en effet possible, grâce aux ressorts, de maintenir la lampe de manière stable dans n’importe quelle position.
En 1937, le designer norvégien Jacob Jacobsen (à ne pas confondre avec son homonyme danois Arne Jacobsen) acquiert la licence de fabrication de l’Anglepoise pour la Scandinavie. Il apporte de légères améliorations et commercialise la lampe sous le nom de Luxo L-1. Près de 50 ans plus tard, John Lasseter s’inspire d’un modèle de cette marque.
Lampe d’architecte adoubée par Le Corbusier
Remontons encore plus loin dans le temps, au début du XXe siècle. Au-delà d’une lumière collective, l’éclairage sur les postes de travail en usine s’avère peu satisfaisant. Il s’agit soit de lampes fixées à une potence inamovible, soit de lampes baladeuses posant des soucis de sécurité. En 1921, l’ingénieur français Bernard-Albin Gras invente le premier luminaire avec articulations permettant d’orienter le cône lumineux. Davantage ajustable et modulable, tout en répondant à l’exigence de sécurité électrique, la lampe Gras est adoptée par l’industrie. Elle séduit également le secteur tertiaire et est adoubée par l’architecte Le Corbusier qui l’utilise dans ses propres ateliers. Fonctionnelle et débarrassée de tout ornement, le principe est naturellement repris en Allemagne dans la mouvance du Bauhaus avec, par exemple, le modèle Midgard de Curt Fisher.
Le Corbusier ne sera pas le seul artiste à être attaché à sa lampe de bureau. Le luminaire à bras articulés constitue en outre un marqueur visuel souvent mis en avant pour des photos de bureaux d’artistes comme l’écrivain Roald Dahl avec une Anglepoise, ou le dessinateur Wolinski avec une Jieldé.
Luminaire Jieldé made in France
En 1953, Jean-Louis Domecq est entrepreneur en mécanique dans la région lyonnaise. Il constate dans ses ateliers, et par les retours de ses clients, que la maintenance des systèmes d’éclairage industriel constitue un coût non négligeable en raison de réparations ou de réglages récurrents nuisant à la productivité. Il invente la Jieldé, d’après les initiales de son nom. Robuste et facilement réglable grâce à son cercle de manipulation, l’innovation principale provient de l’absence de fils électriques au niveau des articulations, remplacés par des contacts électriques circulaires en chrysocale, un alliage de cuivre, de zinc et d’étain, quasi inusable.
Les luminaires sont montés tels des mécanos par le client, qui peut ainsi moduler le nombre de bras selon ses besoins. Aujourd’hui encore, la société Jieldé garantit une fabrication 100 % française.
L’art du contrepoids articulé
Outre les rotules et les ressorts, l’utilisation de contrepoids constitue une technique encore plus élégante pour concevoir des bras équilibrés. Le français Édouard Wilfrid Buquet propose une lampe reposant sur ce principe dès 1927.
En 1972, la Tizio du designer Richard Sapper est une lampe de bureau avec deux contrepoids facilement ajustables. Très high-tech pour l’époque, le socle contient un transformateur alimentant en 12 V une lampe halogène, sans câble électrique apparent.
Du luminaire industriel à l’éclairage domestique
Dès la fin des Trente Glorieuses, la désindustrialisation s’amorce. Les besoins d’un éclairage par poste de travail diminuent. Certaines lampes industrielles sont revendues en brocante et connaissent un certain succès pour l’aménagement d’appartements.
Les fabricants doivent réorienter leur catalogue et leur marketing vers ce nouveau marché. Chez Jieldé, le principal changement se trouve dans le choix des couleurs, plus nombreuses et plus vives, pour une collection justement appelée « Loft ».
Après la Tizio, Artemide récidive en 1987 avec un nouveau best-seller, la Tolomeo, des designers Michele De Lucchi et Giancarlo Fassina. Les câbles de tension externes sont reliés à des ressorts dissimulés à l’intérieur des bras. La lampe remporte un Compasso d’Oro, prestigieuse récompense du design made in Italia.
En un siècle, les luminaires à bras articulés ont réussi leur reconversion et occupent une place de choix dans tous les domaines de l’éclairage intérieur. Comment obtenir autrement un éclairage d’appoint facilement réglable ? Sans cesse copiés ou réinterprétés, les modèles se multiplient. Citons par exemple la Fortebraccio des designers Alberto Meda et Paolo Rizzatto en 1998.
Changement d’échelle, le luminaire urbain
Dans leur usage industriel, les luminaires à bras articulés se sont adaptés aux différents postes de travail. Ils pouvaient ainsi être posés sur une table, fixés à un support à l’aide d’un étau, ou encore adaptés en applique. Pour leur nouvel usage en éclairage domestique, les fabricants déclinent également les variantes, aux dimensions parfois inattendues, comme celles des lampadaires d’intérieur.
En poursuivant le changement d’échelle, des lampadaires à bras articulés ont été installés pour l’éclairage public de la place du théâtre à Rotterdam. Des pistons hydrauliques permettent le déplacement des bras de ces luminaires géants.
Devançant cette évolution, le designer italien Gaetano Pesce propose, en 1970, une réplique d’une lampe de bureau en multipliant sa taille par quatre. Du nom de Moloch, divinité ammonite pour qui des enfants étaient sacrifiés, ce luminaire disproportionné interroge de manière ironique nos désirs de consommation. Que sommes-nous prêts à sacrifier pour des objets du quotidien qui deviennent littéralement plus grands que nous ?
En comparaison, Moloch nous paraît bien plus sarcastique que Luxo Jr., son petit cousin virtuel et animé.
Livre de référence
La Jielde et Jean-Louis Domecq
- 127 pages
- Auteur : Clarisse Bioud
- Photographe : Mathilde Perrin
- Éditeurs : Fage, Angel Art Servanin
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