Anni et Josef Albers : les couleurs et les formes interagissent
Lorsque l’on mène des recherches sur l’apparence des matériaux, des travaux d’artistes peuvent être inspirants. Ce fut le cas avec des œuvres de Josef Albers qui donnent l’illusion de la transparence à l’aide de papiers colorés opaques, découpés et collés sur des surfaces elles-mêmes colorées. Pour obtenir cet effet, il joue sur « l’interaction des couleurs » pour reprendre le titre de son célèbre livre. Ce jeu optique est réalisable sur une image numérique. En respectant une cohérence colorimétrique entre le premier et le deuxième plan, il est possible de créer des effets de transparence allant bien au-delà de la synthèse additive (transparence à travers une surface ajourée) ou soustractive (transparence à travers un filtre coloré).
Si le livre de Josef Albers se trouve dans toutes les bonnes bibliothèques des écoles de pratique artistique, les œuvres de ce couple d’Allemands émigrés aux États-Unis qu’il forme avec sa femme Anni n’étaient guère visibles de ce côté du Rhin et de l’Atlantique. L’exposition au musée d’Art moderne de Paris compense ce manque.
Un conte de fées de l’art moderne
Josef vient d’une famille catholique modeste d’une ville minière de Westphalie. La famille d’Anni fait partie de la riche bourgeoisie berlinoise, d’origine juive et convertie au protestantisme. Tous deux suivent une formation artistique mais n’en sont pas pleinement satisfaits. Les objectifs affichés du Bauhaus d’un apprentissage par la pratique, du rapprochement entre art et artisanat, et d’un enseignement créatif moins conventionnel les attirent et les poussent à candidater. « La meilleure chose que j’ai faite », estime Josef.
Arrivé 6 mois après l’ouverture de l’école en 1920, il en est à 32 ans l’un des élèves les plus âgés. Par sa maîtrise technique, il va rapidement devenir maître de l’atelier de verre. Anni intègre le Bauhaus en 1922 et rejoint l’atelier de tissage sans doute d’abord par défaut, avant de s’y investir pleinement.
La place des femmes au Bauhaus est ambiguë. Si la parité est respectée au moment de l’entrée à l’école, la sélection est plus forte pour les femmes qui sont orientées essentiellement vers l’atelier textile, par ailleurs le plus rentable de l’école ! L’exposition Elles font l’abstraction au centre Pompidou (19 mai – 23 août 2021) mettait à l’honneur des artistes pour beaucoup injustement sous-estimées dans l’histoire de l’art abstrait. Une salle était réservée aux travaux de l’atelier de tissage du Bauhaus longtemps dirigé par Gunta Stölzl.
Une fois officialisé le statut de Josef en tant que maître d’atelier (et surtout doté du salaire associé), le couple se marie en 1925.
Kandinsky et Klee comme voisins
Ils suivent le déménagement de l’école de Weimar à Dessau et bénéficient d’une maison de maître à proximité. Les couples Kandinsky et Klee sont leurs voisins : on comprend que l’enseignement de la couleur soit au cœur du projet du Bauhaus.
Cercle bleu, carré rouge et triangle jaune. Il s’agit du résultat d’une enquête menée au Bauhaus afin d’établir les relations les plus fortes entre les trois formes de base et les trois couleurs primaires. L’art du Bauhaus est parfois caricaturé à cette combinaison limitée. Les œuvres de Kandinsky, l’artiste du Bauhaus sans doute le plus conceptuel, prouvent pourtant le contraire. Véritable synesthète, l’artiste peint des compositions comme des œuvres de musique.
Paul Klee, qu’Anni admire, représente sur ses toiles des structures proches du tissage en utilisant des nuances de couleurs souvent fort éloignées des trois primaires.
Dans sa fameuse série Hommage au carré, débutée dans les années 1950, Josef Albers se débarrasse de la composition fixée à un ensemble de trois ou quatre carrés, pour ne s’intéresser qu’aux couleurs et à leurs fameuses interactions. On est loin du carré rouge unique !
Anni et Josef Albers, des pédagogues
En 1933, sous la pression nazie, les professeurs du Bauhaus (dont Josef) décident à l’unanimité de fermer l’école. Le couple Albers émigre aux États-Unis pour enseigner au Black Mountain College, une école expérimentale où ils reprennent les fondements pédagogiques du Bauhaus, puis à partir de 1949 à l’université Yale.
L’observation, la pratique et l’expérimentation prévalent sur les approches théoriques. Josef aime à dire à ses étudiants qu’il ne leur apprend pas à peindre mais à ouvrir les yeux. Anni est aussi l’autrice d’un livre de référence sur le tissage (On Weaving). Elle a toujours expérimenté en associant des fils de natures différentes et produisant une variété d’effets visuels.
C’est peut-être leur métier d’enseignant qui a immunisé Anni et Josef Albers de tout systématisme. À ce titre, l’exposition présente la diversité des formats et matériaux explorés. Des œuvres toujours abstraites mais chaque fois différentes.
Couleurs et formes : hommages au carré
L’autre point étonnant que met en avant l’exposition, c’est le long compagnonnage artistique du couple. Ils se sont mutuellement et en permanence influencés, sans pourtant jamais réaliser une œuvre en commun.
Le grand espace dédié aux Hommages au carré est encadré par deux salles consacrées aux œuvres d’Anni. La première présente des tissages picturaux (Pictorial Weavings). Sans motifs répétés, et sans fonction utilitaire, ils atteignent le statut d’œuvres d’art qui leur était souvent contesté.
La seconde salle, la dernière de l’exposition, expose les gravures d’Anni Albers. Si elle abandonne progressivement le tissage, son intérêt pour l’expérimentation est intact. La tridimensionnalité des tissages est perdue mais on retrouve dans ses gravures l’art d’agencer des textures et des motifs. Elle y gagne la satisfaction, précise-t-elle, de pouvoir reproduire ses œuvres à l’infini.
Rapprochement avec Robert et Sonia Delaunay
Un tour dans les collections permanentes du musée d’Art moderne de Paris suffit à faire un rapprochement avec un autre couple de l’art abstrait. Les Albers partagent en effet de nombreux points communs avec leurs aînés Robert et Sonia Delaunay, dont un intérêt aigu pour la couleur. En bons élèves du Bauhaus, les Albers se réfèrent au Traité de la couleur de Goethe. Les Delaunay ont lu, eux, De la loi du contraste simultané des couleurs de Chevreul, au point d’appeler leur mouvement artistique le simultanéisme ! Mais pour ces deux couples, ces traités ont été davantage des sources d’inspiration que des contraintes.
On peut s’étonner que ces deux couples ne se soient pas rencontrés. Les conflits entre la France et l’Allemagne ont sans doute empêché une telle rencontre. Ce rapprochement entre l’effervescence artistique du Paris de l’entre-deux-guerres et les audaces du Bauhaus paraît aujourd’hui naturel. Il est donc visible au musée d’Art moderne de Paris jusqu’au 9 janvier 2022.
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Photo en haut de l’article : Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues, 1948, huile sur Masonite, 66 x 90,8 cm, Josef Albers Museum Quadrat Bottrop © 2021 The Josef and Anni Albers Foundation/Artists Rights Society (ARS), New York/Adagp, Paris 2021
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