Le spectacle vivant dans mon salon : illusion ou « attente » ?
Dans le spectacle vivant, il existe une tradition au théâtre. Ainsi, quand il n’y a plus personne sur la scène, elle consiste à laisser une ampoule montée sur un pied allumée en permanence, par exemple, la nuit.
Dessine-moi une servante
Il s’agit par cette « veille » de signifier que l’esprit de celles et ceux qui concourent au spectacle demeure, que « l’esprit court encore ». De manière plus prosaïque, cela permet, s’il est nécessaire de pénétrer sur scène, de distinguer suffisamment les éléments de décor pour n’y point trébucher. On appelle cet objet une « servante ».
À l’heure actuelle, cette tradition demeure en maints théâtres ; parfois c’est un autre type de « veilleuse », plus moderne, qui remplit ce rôle. Mais la fonction est la même.
Le théâtre et la vidéo
Alors qu’un confinement quasi planétaire a rendu muettes nos scènes et obscures nos salles de spectacle, se sont allumés de partout, des millions d’écrans. Ils nous proposent une myriade de spectacles captés dans tel ou tel opéra, théâtre, salle de concert, auditorium, festivals…
« L’esprit » de nos spectacles fait plus que dessiner les contours d’un décor, il est manifeste. Par ces images qui s’installent dans notre salon, il est présent. Ainsi, nous sommes un peu moins enfermés, un peu moins absents de ce monde dont on pourrait penser, de temps à autres, qu’il nous est désormais durablement hostile.
Spectacle vivant, chance d’une pause ?
L’offre est immense et notre temps ne l’est pas moins. Nous découvrons des productions que nous avions « loupées ». D’autres, dont nous n’avions jamais entendu parler ou que nous avions depuis si longtemps envie de découvrir.
« Découvrir » ; lâchons le mot, puisqu’il dit très justement cette propension que nous avons à nous laisser guider par un propos artistique, une vision du monde. Bref, « une histoire ». Et pour que cela fonctionne, nous devons nous « laisser aller », non pas nous abandonner, mais faire confiance aux artistes et aux techniciens qui les entourent : l’histoire qu’ils déploient est aussi la nôtre. C’est pour cela qu’ils sont sur scène et nous dans les fauteuils. Mais ils savent mieux la raconter que nous qui, dans la société, avons d’autres talents, suivons d’autres chemins.
Ces chemins se rencontrent, dans les salles de spectacle et autres lieux de plein air, et c’est alors que le spectacle a lieu.
Le comédien me parle, je crois qu’il m’écoute aussi
Nous y venons. C’est de cette rencontre fondatrice qu’est constitué le spectacle vivant. Une émotion se crée entre ceux qui ont développé un projet, peaufiné « une histoire », préparé un spectacle, en somme, et nous, public disponible sans lequel « ça n’aurait pas lieu ». Un projet de spectacle qui ne se réalise pas, eh bien « ça n’existe pas », en définitive… Il n’en reste rien, pas même le souvenir d’une idée.
Alors, quand l’écran propose tel ou tel spectacle qui s’est tenu « en live », in vivo, en vrai, face à du public, il nous montre, déjà, autre chose. Il raconte certes. Il montre, sans doute. Il renseigne, aussi. Mais, il ne s’en dégage pas la vibration, le souffle qui s’installe dans un théâtre.
L’écran qui scintille et le spectacle vivant
Les écrans de la période de confinement sont cette veilleuse, cette « servante », comme nous la nommons. Il dit à la fois l’esprit du lieu mais aussi que l’essentiel n’est pas là ! Ce sera pour demain. Avec des gens de chair et de sang, d’émotion et d’écoute partagées. Pendant cette nuit, appelons-là confinement. Il reste quelque chose, de l’ordre du souvenir. Mais, aussi la perspective du jour d’après.
L’écran ne montre pas, en fait, le spectacle vivant. Il pourrait même, si l’on n’y prenait garde, faire croire que c’est « ça », alors qu’il ne s’agit que d’un écho. Certes rassurant : quelqu’un répond, en quelque sorte. Mais dans ce « retour de son », émetteur et récepteur sont la même personne. Alors que le spectacle vivant est partage, nécessairement partage.
L’écran est comme la braise qu’on entretient, attentifs que nous sommes à la reprise du feu qui illuminera de nouveau.
Notre « temps de cerveau disponible »…
Ne boudons pas le plaisir que nous avons à découvrir du théâtre, de la danse, de la musique, de la chanson, de l’opéra, du cirque… Ne boudons pas ce qui nous distrait, occupe, cultive, interroge, ce qui, aussi, « fait passer le temps », comme nous disons parfois, alors que l’ennui guette, faute de nous gagner.
Il faudra que tout retrouve une place. Elle sera peut-être différente, autrement perçue ou souhaitée. Mais nous ne pourrons pas pour autant confondre la lueur de l’écran et la lumière du spectacle avec des comédiens, des musiciens, des chanteurs, face à nous, vous, tel et tel, chacun « individu » et, nécessairement tous « faisant groupe ».
Le spectacle vivant dans notre société
On n’oubliera pas que les artistes et techniciens doivent disposer de moyens et que des conditions doivent être réunies pour travailler. Et redire qu’ils ne sont « pas duplicables ». Que leur(s) public(s) ne peut pas être aussi nombreux que le laisserait penser le résultat télévisuel d’une retransmission de tel ou tel opéra, par exemple, de manière peut-être involontaire… Au même titre que, en fait, tout un chacun, sans exception ni priorité d’aucune sorte dans d’autres domaines.
L’acteur n’existe que par le regard qu’on lui porte, l’attention qu’on lui accorde. Il n’est pas « plus important » que celui qui le regarde et l’écoute. Il est « plus », tout simplement.
Alors, quelle histoire demain ?
Demain, et ce doit être au plus tôt, nous aurons à remettre la « servante » en place parce que le rythme de nos vies aura repris un sens, « notre sens », celui de la vie. On aura alors à cœur de se raconter encore des histoires, de celles qui vont au-delà des aléas du quotidien, voire des ruptures violentes. Nous vivons pleinement le fait d’être éclairés par autre chose qu’une ampoule. Un regard, une voix ; une autre vie qui nous est indispensable puisque les nôtres n’existent que parce qu’elles sont racontables.
Nous pourrons alors laisser en suspens la question : « Quand ça s’éteint, où va la lumière » ?
Approfondir le sujet
- Spectacle et culture, France TV
- En scènes, le spectacle vivant en vidéo, INA
- Caroline Broué, Une autre manière de filmer le théâtre, La grande table, France Culture, 19 juin 2014
- Benoit Basirico, Opéra et cinéma, Unions multiples, Opéra de Paris
- Opéra Online, Tout l’univers de l’art lyrique
- La Toile, le service VàD qui permet de garder un lien avec la salle de cinéma, 23 mars 2020, CCN
- Viva l’opéra, oeuvres lyriques et ballets sur grand écran, UGC
- Monique Créteur 1931-2023 : hommage à la marionnettiste
Histoire de servante
Lorsque à l’ouverture du centre Pompidou, en 1977, Claude Noël, engagé comme régisseur lumière, est arrivé avec une servante en bois, équipé de deux ampoules, du théâtre de Chaillot, Il lui a fallu négocier fortement pour que les services de sécurité acceptent que cette chose reste allumée de la fermeture à la réouverture de la grande salle. Au moins jusqu’en 1982 la tradition fut respectée. En est-il encore le fait aujourd’hui ?
Je ne sais pas (je ne pense pas) que la servante soit toujours utilisée à Pompidou…
Cela est de moins en moins le cas, d’ailleurs, dans les théâtres.
Notamment parce qu’un autre type d’éclairage est installé, parfois allumé par détecteur de « présence » .
L’anecdote, que je ne connaissais pas, ne m’étonne guère de Claude Noël, qui fut l’ami lors de très nombreux spectacles.
Il disait, parlant d’un technicien qui était au planning qu’il « servait » la représentation…
Merci Régis pour ce récit si joliment écrit, cette belle histoire qui est la nôtre gens de spectacle et public. Ces écrans, qui peuvent veiller pendant notre attente du retour des artistes en chair et en os, peuvent s’agiter, se colorer, se remplir de vie, de lumières de sons et même de vibrations, ils ne remplaceront jamais l’émotion collective ressentie dans une salle de spectacle. Un jour, bientôt, très vite, les artistes vont revenir nous enchanter.