Effets de lumière bleue : Jonathan Speirs, lighting designer
Chers lecteurs, comme vous le savez peut-être, c’est à cause de sa mauvaise santé que Jonathan Speirs a quitté Speirs + Major en février 2010. Il est malheureusement décédé le 18 juin 2012. A notre connaissance, cette interview est la seule où il parle de sa pratique de la lumière bleue. En mémoire à Jonathan Speirs, un organisme éducatif et de bienfaisance fut fondé l’an dernier. Il s’appelle le Jonathan Speirs Scholarship Fund.
Jonathan Speirs, architecte, concepteur lumière, 1958-2012
Speirs + Major, Edinburgh, Grande Bretagne
Centre Vasco de Gama, Lisbonne, Portugal (1999)
Ce complexe a été conçu par Building Design Partnership et Promontorio Arquitectos sous la responsabilité de Jose Quintela da Fonseca. Il est situé dans le centre Est de Lisbonne, entre la gare Oriente et le périmètre de l’Expo’98. Le projet a été inauguré six mois après la fin de l’Expo. Il fait partie d’un programme pour le réaménagement urbain du quartier entourant la zone des docks. Sa pièce maîtresse est un vaste hall de 35 x 140 mètres sur quatre étages dans lequel se trouvent des magasins, restaurants et centres de loisirs. L’éclairage intérieur a été conçu par l’agence Speirs + Major en Grande Bretagne.
Pourriez-vous nous résumer les principes d’éclairage que vous avez appliqués dans ce projet ?
Jonathan Speirs : la philosophie du projet se fonde sur les thèmes de l’eau et des océans. Nous aimerions que les visiteurs perçoivent l’espace comme s’ils plongeaient du niveau supérieur jusqu’au niveau inférieur de l’architecture. Dans cet espace, la construction du toit est très puissante et impressionnante. C’est une construction réussie et nous savions que le maître d’ouvrage voulait que le toit soit éclairé. Si nous n’avions pas spécialement éclairé le toit, il aurait miroité faiblement en raison de la lumière reflétée. Nous avons décidé d’utiliser, de préférence, de la lumière colorée au lieu de la lumière blanche – pour démarquer nettement la vue offerte la nuit, de l’aspect présenté en lumière naturelle.
Pourquoi avez-vous utilisé de la lumière bleue dans ce projet en particulier ?
JS : au fond, cela a servi à donner au toit un aspect général harmonieux. Comme vous le savez peut-être par des études sur les couleurs, le rouge et le bleu fonctionnent de manières différentes. Le rouge se met en avant et le bleu se retire, du moins en ce qui concerne la perception humaine des faces ou surfaces. Nous voulions que le toit se trouve relégué à l’arrière-plan afin que l’attention se concentre sur les gens et les rangées de vitrines.
Où avez-vous installé les luminaires ?
Jonathan Speirs : Le long du toit, nous avons utilisé un projecteur et un spot lumineux (optiques rectangulaire et circulaire). Nous avons placé les deux types de luminaires en alternance et avons obtenu une répartition lumineuse très uniforme. Nous avons vérifié cet effet à l’aide d’un modèle a l’échelle 1.
Quelles méthodes utilisez-vous pour produire de la lumière bleue ?
JS : le toit vitré est éclairé intensivement par des lampes halogène à vapeur métallique de 400 watts. Nous avons expérimenté différents filtres de couleur afin de trouver la couleur convenable et, finalement, nous avons penché pour un bleu qui contient un faible pourcentage de rouge. Nous étions naturellement conscients du fait que les filtres de verre bleu ne sont pas très efficaces. Pourtant, nous ne voulions pas utiliser de filtres dichroïques bleus à cause de l’angle limite – pour éviter la couleur qui change au jaune en passant par le violet. Nous avons obtenu un bleu ciel.
JS : quand on progresse dans le projet, vers le bas du bâtiment, le bleu se transforme en une lumière cathodique froide de couleur cyan. Nous avons installé des tubes, type « néons », sur les arêtes des plafonds à l’étage. Des voûtes sont construites spécialement à cet effet. Ainsi les visiteurs vont du ciel bleu à une couleur qui se trouve plutôt dans le domaine cyan-turquoise, comme s’ils plongeaient toujours plus profondément, comme dans les océans qui s’étendent entre les pôles et l’équateur.
Buchanan street, Glasgow, Grande Bretagne (2000)
Pour différentes raisons, la lumière bleue dans la rue commerçante Buchanan Street de Glasgow a été utilisée. Les concepteurs lumière avaient l’intention de créer une immersion dans une autre atmosphère. Sans contrevenir aux exigences de sécurité, ils ont pu ainsi réduire la quantité d’éclairage. De plus, le bleu est la couleur du drapeau national écossais.
Quels étaient les défis particuliers de cette rue marchande de 1,6 kilomètres de long ?
Jonathan Speirs : à l’origine, le projet a d’abord fait l’objet d’un appel d’offre remporté par le bureau d’aménagement du paysage Gillespies. Le concours comportait la rue, tel un espace urbain, et l’aménagement de ses installations annexes. Cependant, nous voulions un bon concept d’aménagement et, naturellement, une application toute aussi bonne de celui-ci la nuit. Dans nos espaces urbains, nous avons toujours la mauvaise impression que l’inévitable éclairage public éclaire tout, sans discernement – la rue, les voitures, les piétons et même les bâtiments – et, généralement, de manière tout à fait aléatoire. Nos espaces urbains se transforment en puddings jaunes, c’est-à-dire en une masse jaune indéfinissable ! Nous tenions à faire ressortir les bâtiments en tant qu’architecture évidente par rapport à la zone piétonne.
Pourquoi avez-vous utilisé de la lumière bleue pour la rue ?
JS : La décision d’utiliser du bleu pour la zone piétonne provenait du souhait que les bâtiments développent leur propre esthétique, car ils sont éclairés par une lumière blanche de qualité. Les gens plongent dans une atmosphère complètement différente. De plus, la couleur choisie représente le drapeau national écossais. Il y avait encore une raison supplémentaire importante qui justifie l’utilisation du bleu. Il était très important pour nous de réduire la quantité de lumière utilisée dans la rue, sans pour autant négliger l’aspect de la sécurité. Nous voulions éviter un éclairage excessif. A l’époque, nous lisions justement des rapports de recherche sur les intensités d’éclairage et la perception de la luminosité en présence de rayonnements photopique et scotopique, c’est-à-dire sur la perception à la lumière naturelle dans l’obscurité. Ces documents démontrent qu’en présence d’intensités lumineuses assez faibles – au-dessous de 70 lux – nos yeux perçoivent une plus grande clarté avec une lumière de l’extrémité bleue-verte du spectre. Les luxmètres mesurent un étroit cône lumineux qui pénètre dans la cellule du capteur qui correspond à la vision humaine de la lumière naturelle. Mais dans l’obscurité, en présence de faibles intensités lumineuses, nos yeux fonctionnent différemment.
Est-ce peut-être également dû au fait que la rétine perçoit le bleu directement au niveau des yeux, grâce aux cônes récepteurs de cette couleur ?
JS : c’est possible. On sait que la lumière provenant de l’extrémité bleue du spectre stimule également la production de chlorophylle dans les plantes. Cela a peut-être quelque chose à voir avec l’évolution. Pour parler plus familièrement, lorsque nous sommes sortis de la mer, il y a des millions d’années, nous étions plutôt habitués à une lumière filtrée par l’eau.
Votre concept pour les intensités d’éclairage dans cette zone piétonne s’est-il réalisé ?
Jonathan Speirs : les ingénieurs de la voirie ont tenu à avoir une intensité lumineuse moyenne de 70 lux, d’une grande uniformité, pour qu’elle s’harmonise avec les conditions régnant dans les rues voisines. Nous trouvions cette lumière trop forte et l’éclairage uniforme visuellement interactif. De plus, elle est non appropriée pour cette zone à forte fréquentation. Nous avons argumenté que 70 lux mesurés de lumière bleue apparaissaient de toute évidence plus clairs que 70 lux mesurés produits par une lampe au sodium. Nous voulions réduire le niveau d’intensité lumineuse mesuré de telle sorte que les rues éclairées de jaune et de bleu semblent éclairées avec la même intensité. Cela aurait de plus réduit les dépenses d’électricité. Malheureusement, tous les rapports de recherche présentés ont été ignorés et nous avons dû travailler avec les contraintes des 70 lux et une répartition lumineuse uniforme !
Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi des lampes halogène à vapeur métallique bleues de 1 000 watts et non pas des lampes halogène à vapeur métallique équipées de filtres bleus ?
JS : oui. Nous avons utilisé un réflecteur présentant un angle de diffusion étroit équipé d’une lentille dispersante linéaire pour répartir la lumière sur la longueur de la rue. Les cercles de lumière voisines se chevauchaient, ce qui nous permettait d’obtenir l’uniformité demandée. Nous étions limités par la position et la hauteur des réverbères. Chose intéressante, lors de la seconde phase du projet : quand nos plans ont été complétés sur place par les ingénieurs, les lentilles ont été tournées de 90 degrés dans la mauvaise direction, si bien que l’uniformité souhaitée n’a pas pu être obtenue. Heureusement, l’espace n’en est que plus beau maintenant.
Pouvez-vous nous dire un mot au sujet de la courte durée de vie moyenne (5 000 heures) de ces lampes, comparées aux lampes à sodium standard dont l’espérance de vie est trois fois plus élevée ?
JS : songez que nous voulions à l’origine utiliser une lampe au wattage beaucoup plus faible pour créer une compensation par rapport à la sensation de clarté photopique, c’est-à-dire la perception de la lumière naturelle. Dans ce cas, nous aurions eu une situation équilibrée avec les lampes à sodium qui ont une durée de vie plus longue. En plus, c’était le vœu explicite de Glasgow, notre client : aménager un paysage urbain qui fasse sensation. Je pense qu’ils ont atteint ce but.
Extrait de l’article de Vincent Laganier, « Effects of blue light », Professional Lighting Design – PLD – magazine, N°40, page 30-35, novembre 2004, VIA – Verlag für Innovationen in der Architektur, Guetersloh, Allemagne.
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English interview
Suite de l'article
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Page 1 | Lumière bleue LED : 3 paramètres à prendre en compte |
Page 2 | Lumière bleue des écrans et smartphones : filtres ou lunettes ? |
Page 3 | Lumière bleue : éclairage des enseignes lumineuses |
Page 4 | Écrans connectés : les filtres lumières bleue sont-ils efficaces pour le sommeil ? |
Page 5 | La lumière LED est-elle dangereuse pour la rétine ? Fiction ou réalité |
Page 6 | Effets de lumière bleue : Yann Kersalé, plasticien lumière |
Page 7 | Effets de lumière bleue : Erik Selmer, architecte concepteur lumière |
Page 8 | Effets de lumière bleue : Jonathan Speirs, lighting designer |
Lieu
- Speirs & Major, Jonathan Speirs
- Édimbourg, Grande Bretagne