Mathieu Lucas, architecte paysagiste et concepteur d’ombre
Quelle est ta première émotion lumière ?
Mathieu Lucas : ce sont des matins, soit des arrivées en bateau à 6 heures en Corse, soit des réveils dans la forêt gamin. Des couleurs très bleues et roses du matin.
Quel est ton objet lumineux préféré ?
Mathieu Lucas : enfant, j’étais complètement fasciné par les vers luisants. Ils ont cette capacité à produire une lumière à partir du vivant. C’est une lumière en mouvement, ce qui est complètement fou. Un autre monde, où la lumière est aussi un mode de communication.
Que penses-tu de l’éclairage urbain ?
Mathieu Lucas : le discours a beaucoup changé. D’un système très réglementaire, nous sommes passés à un système beaucoup plus sensible. Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est la question du dynamisme et du mouvement la nuit, les mouvements de la faune sont autorisés, les intensités peuvent varier, le noir réapparaît. Les déplacements dans les espaces publics sont différents, il n’y a plus besoin de tout éclairer. Je pense qu’il y a mille façons de rendre sensible l’éclairage public et de raconter une autre histoire la nuit.
Pourquoi utilises-tu l’ombre dans le design d’espace public ?
Mathieu Lucas : nous manipulons beaucoup l’ombre, surtout sur des questions d’îlots de chaleur et pour le rafraîchissement. Le confort urbain, c’est l’alliance entre ombre, vitesse du vent et humidité. Dans nos projets, nous essayons de jouer sur ces trois paramètres, soit par la nature des sols, soit par la création de végétation ou la présence d’eau. Tout cela a une incidence sur la lumière.
Quelles sont les personnalités qui t’inspirent dans le paysage ?
Mathieu Lucas : il y a Frederick Law Olmsted, grand paysagiste américain. Il réussissait à synthétiser tant d’éléments, la structure urbaine, la géographie, la nature des sols, l’hydrographie et la gestion dans un seul dessin. Pour moi, il est une figure fondatrice du métier.
Encore plus loin, tout commence avec Alexander von Humboldt, explorateur, naturaliste et géographe. Dans un même document, il avait la capacité de tout raconter, les sols, l’air, les plantes, les milieux. Il a ouvert la voie à notre compréhension actuelle de l’environnement et reste un des grands maîtres.
Plus proche de nous, je suis assez sensible à des gens comme Michel Desvigne, Phillipe Rahm, ou le travail de Vogt aussi, qui sont pour moi très pertinents dans leur capacité à raconter le grand territoire, la géographie et les milieux dans le projet.
Quel était le sujet de ta recherche à la villa Médicis à Rome ?
Mathieu Lucas : j’y suis parti en 2018-2019, en voulant explorer le paysage de Rome en matière de mouvement, de dynamique, de flux et d’invisible. À la villa Médicis, je me suis intéressé à un vent qui a disparu à Rome. Le ponentino est une brise de mer, comme à Gênes ou à Marseille. Il souffle tous les jours quand la mer est aspirée dans les terres. Mais à Rome, ce vent a arrêté de souffler dans le centre, empêché par un dôme de chaleur créé par une urbanisation massive entre la ville et la mer. Quand on sait que les températures de Rome seront celles de Tunis en 2035, comment s’approprier tous ces flux dynamiques de manière complètement empirique pour retrouver des alliances entre paysage, architecture, géographie et bâti ?
Quel est le parcours du ponentino depuis la mer ?
Mathieu Lucas : pour essayer de comprendre où passe ce vent, je suis allé voir les scientifiques. Ils m’ont raconté, heure par heure, quels territoires sont traversés. Nous savons qu’à 10 h, il se lève sur la côte lorsque les terres se réchauffent, il tente de dépasser la forêt de pins d’Ostie et accélère sur les espaces agricoles. À 12 h, il est aspiré par le Tibre. À 13 h, il arrive au-dessus du centre-ville et il remonte porté par un dôme de chaleur colossal. À 18 h, sans avoir rafraichi la ville, il atteint enfin les Colli Albani, l’arc volcanique à l’est de Rome.
Pourquoi s’intéresser à un vent disparu de Rome ?
Mathieu Lucas : je suis persuadé que si nous partons des mouvements et des dynamiques qui sous-tendent le paysage, nous racontons comment celui-ci est possible. À partir de la goutte d’eau, du fil de l’eau, des brises et des vents, on peut redécouvrir comment habiter nos territoires.
Comment attraper la partie invisible du paysage ?
Mathieu Lucas : quand nous nous intéressons à toutes ces dynamiques, le vent, la chimie des sols, les échanges de chaleur et d’humidité, la respiration des arbres, tout d’un coup, nous nous rendons compte que le monde est en perpétuel mouvement. Soudain, il n’y a plus de distinction entre architecture et paysage, ville et campagne, gris et vert. Ce ne sont qu’une succession d’interactions produisant des effets dynamiques, où nous arrivons à tout mélanger. Et là, ça devient très stimulant, car nous pouvons concevoir les toitures en même temps que les parkings, les voiries, les cours d’école, les masses bâties, les champs, les forêts, les fontaines. De nouvelles narrations sont possibles dans le projet pour imaginer la résilience.
Quel a été le résultat de cette recherche en Italie ?
Mathieu Lucas : en drone, nous avons traversé la capitale romaine pour se raconter à nouveau le passage du vent, heure par heure, et imaginer : comment repenser les épaisseurs de forêt ? Comment repenser l’agriculture et l’irrigation ? Comment repenser la frange urbaine pour peut-être retrouver ce vent disparu ?
Cette découverte des dynamiques à Rome, elle est devenue une méthodologie de projet. Quel que soit l’échelle du site, nous partons des dynamiques climatiques et la géographie pour dessiner le projet de paysage.
La vidéo produite en fin de résidence à la villa Médicis a été shortlistée en 2019 pour le prix Transfer, Global Architecture platform.
Propos recueillis par Vincent Laganier par téléphone le 17 octobre 2022.
À suivre…
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Livres
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